Le camp

Se nourrir

La bascule de l’Europe dans un conflit meurtrier bouleverse tous les systèmes d’approvisionnement et mobilise la force de travail des hommes appelés sous les drapeaux. La production agricole est supervisée, centralisée et répartie par le ministère du Ravitaillement, créé en 1939. S’alimenter devient compliqué pour la population française dans son ensemble dès les débuts de la guerre, puis de plus en plus ardu au fil des années.

À partir de mars 1940, des tickets de rationnement et des cartes d’alimentation fixent les catégories de consommateurs et les types de denrées concernés. D'abord dans la zone occupée, puis à partir de 1942 dans toute la France, les ponctions allemandes viennent renforcer ce phénomène. La stricte administration des denrées est à la fois rigide et changeante. Le marché noir complique encore plus cette politique de répartition.

Giuseppe Capone, La cantine et la cuisine, Vernet, Juillet 1940 ©Coll. Amicale du camp de concentration du Vernet d’Ariège

Si cette conjoncture est critique sur tout le territoire français, la situation qui se répercute dans les camps est plus dramatique. Dans un premier temps, l’intendance militaire, relativement habituée à ces types de ravitaillement, réussit à appliquer une gestion acceptable, ce que ne parvient pas à faire l’administration civile qui prendra le relais de la gestion de la plupart des camps.

Le camp du Vernet d’Ariège, sous l’autorité du ministère de l’Intérieur dès ses débuts, est immédiatement confronté à ces difficultés de façon criante. Pour l’administration du camp, les procédures d’approvisionnement sont lourdes et les insuffisances budgétaires insurmontables. Les produits sont chers et les grossistes profitent des besoins importants des camps pour livrer des aliments de qualité inférieure, plus difficiles à vendre au reste de la population. Le camp ne dispose ni de trésorerie suffisante pour acheter en gros, ni d’espace adapté à du stockage.

Pour un département rural comme l’Ariège, l’arrivée soudaine de plusieurs milliers d’internés bouleverse les circuits de production et d’approvisionnement. Mais se fournir en dehors des zones définies implique des transports de denrées que les pénuries d’essence rendent difficiles.

Les rapports sur les conditions d’existence dans les camps pointent le fait que les produits contingentés apportent moins de la moitié des calories nécessaires par homme. S’alimenter est ainsi le centre de toutes les préoccupations, à chaque instant, pour tous les internés : par les voies légales comme par toutes les combines imaginables.

Carlos Duchatellier, septembre 1941 ©Coll. Amicale du camp de concentration du Vernet d’Ariège

Vivre de la ration de pain et de la soupe à l’eau signifiait mourir. Acheter du pain par l’intermédiaire de la cantine était interdit : c’était là du marché noir qui nuisait à la population. L’exploration minutieuse des poubelles de la cuisine ne rapportait que rarement quelque chose d’intéressant. Le vieux Pedro de la 8ème, qu’on appelait « le cinglé », eut l’idée de ramasser les pissenlits qui poussaient au bord des chemins les moins fréquentés. Mais la récolte ne suffisait que pour peu d’amateurs. La faim nous recroquevillait. Nos yeux étaient sans éclat, nos voix mates. La migraine ligotait notre faculté de penser ; rien d’autre que le sourd instinct : manger. Sans cesse, cela creusait comme une vrille : manger. Pas de différence entre intelligents et sots, instruits et incultes : la faim tenait toute conscience sous son charme.

Les hommes du Vernet – Bruno Frei, p. 113

Carlos Duchatellier, 1941 ©Coll. Amicale du camp de concentration du Vernet d’Ariège

Les gardiens, confrontés à des difficultés liées au rationnement similaires à celles des internés, ponctionnent souvent lourdement les rations qui leur sont destinées. Les colis et l’aide alimentaire apportés par les œuvres de secours ou envoyés par les proches sont indispensables à la survie des internés.

Nous représentions les rangs inférieurs de la ploutocratie, car, sur les cinq, deux seulement recevaient des colis que nous partagions. Ils arrivaient habituellement le jeudi et nous avions un système de rationnement très strict qui les faisait durer toute la semaine : chaque barre de chocolat et chaque biscuit était comptés et divisés en cinq fois sept morceaux, et la peau des saucissons était marquée de traits comme un thermomètre.

Arthur Koestler – La lie de la terre

La cachexie touche durement les internés et renforce les problèmes de santé liés au froid, aux durs travaux demandés aux internés et aux conditions d’hygiène déplorables. Sur la seule période de mars à septembre 1939, cinquante-sept internés meurent de froid ou de faim.

Carlos Duchatellier. Vernet 1941. ©Coll. Amicale du camp de concentration du Vernet d’Ariège